Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli

couv6382917Résumé :

On l’appelait le « mage du Kremlin ». L’énigmatique Vadim Baranov fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre…

Ce récit nous plonge au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants. Et où Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir.

De la guerre en Tchétchénie à la crise ukrainienne, en passant par les Jeux olympiques de Sotchi, Le mage du Kremlin est le grand roman de la Russie contemporaine. Dévoilant les dessous de l’ère Poutine, il offre une sublime méditation sur le pouvoir.

Ce que j’en pense :

On disait depuis longtemps les choses les plus diverses sur son compte. Il y en avait qui affirmaient qu’il s’était retiré dans un monastère au mont Athos pour prier entre les pierres et les lézards, d’autres juraient l’avoir vu dans une villa de Sotogrande s’agiter au milieu d’une nuée de mannequins cocaïnés. D’autres encore soutenaient avoir retrouvé ses traces sur la piste de l’aéroport de Chardja, dans le quartier général des milices du Donbass ou parmi les ruines de Mogadiscio.
Depuis que Vadim Baranov avait démissionné de son poste de conseiller du Tsar, les histoires sur son compte, au lieu de s’éteindre, s’étaient multipliées. (…)

C’est ainsi que débute Le mage du Kremlin. Sacré Grand prix du roman de l’Académie française en octobre 2022, il a été maintes fois encensé par la presse française. Celle-ci n’a pas tari d’éloges à son égard, ce qui m’a interpellée. J’ai moi-même voulu découvrir ce roman afin de me faire mon propre avis. Ma lecture s’est au final révélée intéressante, même si je reste assez confuse. Reprenons depuis le début.

La situation initiale

Ce livre retrace la vie de Vadim Baranov, un personnage fictif librement inspiré de Vladislav Sourkov, le conseiller influent de Poutine. Le narrateur de ce roman est passionné par l’écrivain Zamiatine, et c’est cet intérêt qui va le rapprocher de Vadim Baranov. Celui-ci l’invite dans sa maison et se met à lui raconter son histoire et, parallèlement, l’histoire de la Russie.

Fils d’un fonctionnaire communiste, Baranov s’impose dans le monde du théâtre, puis de la télévision, avant de devenir le conseiller politique de Vladimir Poutine. Peu à peu, à mesure qu’il rend compte des événements, le premier narrateur s’efface et disparaît. Cela nous donne encore plus l’impression d’être avec Baranov, à Moscou, dans les arcanes du pouvoir russe. Car ce récit a surtout trait à la puissance politique.

Une plongée saisissante au cœur du pouvoir russe

Vadim Baranov, surnommé le mage du Kremlin, accompagne Vladimir Poutine dès le début de sa carrière. Il fait la connaissance de Poutine alors que celui-ci est encore le chef du FSB, les services secrets russes. Le mage du Kremlin nous raconte cette ascension du Tsar et la manière dont il a réussi à s’imposer sur la scène politique. Le besoin des Russes d’avoir un chef autoritaire à leur tête, depuis la chute de l’URSS, est notamment évoqué. Poutine a ainsi capitalisé sur ce besoin d’un pouvoir vertical pour asseoir sa domination.

Ce soir-là, aux infos, les Russes ont pu voir leurs soldats, les yeux humides, déterminés et fiers comme cela n’était plus arrivé depuis des années. Parce qu’à leur tête il y avait à nouveau un chef.

De nombreux événements nous sont par ailleurs rapportés, que ce soit la guerre en Tchétchénie, la cérémonie d’ouverture des jeux olympiques de Sotchi ou encore la crise ukrainienne. De tout cela je retiendrai principalement deux épisodes.

Quelques passages marquants

Le premier, c’est la rencontre entre Merkel et Poutine en 2007. Merkel a une phobie des chiens depuis qu’elle s’est fait mordre quand elle était petite. Pour la déstabiliser, Poutine laisse volontairement son labrador Conie entrer dans le bureau… De quoi effrayer Merkel. Je n’avais pour ma part jamais entendu parler de ce moment de tension intense pour la chancelière allemande. Il m’a marquée car il souligne le vice de Poutine qui est prêt à tout pour conforter sa domination.

Le deuxième fait qui a retenu mon attention, ce sont les attentats de Moscou de 1999. Des immeubles d’habitation ont été visés par une série d’explosions. Celles-ci ont officiellement été imputées aux Tchétchènes. Mais ce serait peut-être un drame orchestré par l’Etat russe, afin de montrer que les Tchétchènes sont des terroristes et qu’il faut leur faire la guerre. Je me souviens particulièrement de ce passage car une sorte de flou entourait cette affaire. Baranov laissait planer le doute sur ce qui s’est réellement passé.

Dans tous les cas, si vous lisez ce livre et n’êtes pas incollable sur l’histoire de la Russie, je vous conseille vivement d’aller vous informer en amont. J’ai dû interrompre ma lecture plusieurs fois car il me manquait des clefs de compréhension. Je possédais quelques repères, comme la révolution bolchévique de 1917, le règne de Staline ou encore la chute de l’URSS, mais ce n’était pas assez. Et c’était frustrant de devoir aller me renseigner en plein milieu de ma lecture. Si j’avais su, je me serais plongée dans l’histoire russe avant, afin d’y voir tout de suite plus clair.

Et ce qui était par ailleurs intéressant, c’est qu’on avait le point de vue russe sur les événements.

Adopter le point de vue de la Russie

Vadim Baranov opérait sans cesse des allers-retours entre la Russie et l’Occident. Par exemple, dans le récit, un oligarque russe est arrêté, sans raison valable : il s’agissait pour Poutine de montrer sa puissance. Il nous est alors expliqué que l’argent ne protège pas de tout, en Russie ; les oligarques ne sont pas intouchables. Le conseiller du Tsar s’amuse alors de la situation en Occident où, selon lui, l’argent pèserait sur le pouvoir politique : « c’est là que les oligarques sont au-dessus des lois et du peuple ». Beaucoup de comparaisons sont ainsi faites entre ces deux zones géographiques. Et, en tant qu’Occidentale, ça m’a fait bizarre de me mettre à la place des Russes. C’était déstabilisant, mais dans le bon sens du terme : ça ouvrait de nouveaux horizons.

Il y a d’ailleurs un extrait qui m’a frappée et qui montre bien cette différence de mentalité entre deux cultures :

Les Russes ne sont pas et ne seront jamais comme les Américains. Cela ne leur suffit pas de mettre de l’argent de côté pour s’acheter un lave-vaisselle. Ils veulent faire partie de quelque chose d’unique. Ils sont prêts à se sacrifier pour cela. Nous avons le devoir de leur restituer une perspective qui aille au-delà du prochain versement mensuel pour la voiture.

Je reste cependant un peu sceptique. Je ne connais pas bien la Russie, donc c’est compliqué pour moi de statuer, mais j’ai eu l’impression que l’auteur renforçait les clichés. D’un côté il nous immerge dans les pensées des Russes, il nous parle de la condescendance des Américains à leur égard, qui les encourage à s’affirmer toujours plus. Mais, d’un autre côté, j’ai eu la sensation que l’auteur dépeignait les Russes et Moscou de manière stéréotypée. En Russie, les hommes sont féroces, les femmes sont froides et fatales, par exemple. C’était comme si Giuliano da Empoli entretenait l’image qu’on avait déjà des Russes. Ce qui me laisse assez pensive…

Ceci dit, c’est surtout la notion de pouvoir qui constitue le cœur du roman.

« La vie est une comédie. Il faut la jouer sérieusement » – Alexandre Kojève

Cette épigraphe d’Alexandre Kojève représente totalement l’état d’esprit du roman. L’auteur mène en effet une réflexion sur le pouvoir, ses faux semblants et les ambitions de chacun. Le passage ci-dessous, magnifiquement écrit, m’a à ce titre beaucoup plu.

– Quand on y pense, reprit-il, la première moitié du vingtième siècle n’aura au fond été rien d’autre que cela : un affrontement titanesque entre artistes. Staline, Hitler, Churchill. Puis sont arrivés les bureaucrates, car le monde avait besoin de se reposer. Mais aujourd’hui les artistes sont de retour. Regardez autour de vous. De quelque côté que vous vous tourniez, il n’y a que des artistes d’avant-garde qui prétendent non pas décrire la réalité mais la créer.

Au-delà de la puissance exercée par Poutine, une analyse plus large sur le pouvoir est engagée. Et c’était fascinant de découvrir les rouages du système. Voici un autre extrait qui m’a marquée, tellement il sonne juste.

[Les conspirationnistes] aimeraient que tout ait un sens caché et sous-évaluent systématiquement le pouvoir de la bêtise, de la distraction, du hasard. Cela dit, tant mieux : (…) [ils] nous renforcent. Si au lieu de voir le pouvoir pour ce qu’il est, avec ses faiblesses humaines, on lui confère l’aura d’une entité omnisciente, capable d’ourdir je ne sais quelle trame, on lui fait le plus grand compliment possible, tu ne trouves pas ? On le fait croire encore plus grand qu’il ne l’est.

L’idée que la politique est un jeu, dans lequel il y a des gagnants et des perdants, a aussi attiré mon attention. Ce qui m’a néanmoins dérangée, c’est que ces discours étaient fictifs… Ils possédaient peut-être une part de réalité, mais il ne faut pas oublier que cet ouvrage est avant tout un roman. Et cet entremêlement entre réel et fiction ne m’a pas plu.

Une frontière trop floue entre réalité et fiction

Quand on ouvre le livre, avant le premier chapitre, il y a un avertissement :  « ce roman est inspiré de faits réels et de personnages réels, à qui l’auteur a prêté une vie privée et des propos imaginaires. Il s’agit néanmoins d’une véritable histoire russe », est-il écrit. Et ça m’a beaucoup perturbée, plus que je ne l’aurais pensé. Les événements et les protagonistes sont réels (sauf Baranov qui est fictif) mais les paroles prononcées sont imaginées, de même que leur vie personnelle. Par exemple, Baranov évoque souvent son amante Ksenia, mais dans la réalité celle-ci n’existe a priori pas. Et ce mélange entre les faits réels et inventés m’a embrouillée.

J’ai trouvé que, malgré cet avertissement, c’était compliqué de distinguer le vrai du faux. D’autant plus que cette œuvre se présente comme un essai, alors même qu’elle utilise les ressorts du roman. Où se trouve alors la frontière exacte entre la fiction et la réalité ? Ce flou, cet entre-deux, m’a bousculée ; je n’ai pas du tout apprécié.

L’incertitude m’a ainsi habitée durant toute la lecture, et je ne cessais de me demander quelle chose était vraie ou pas. Peut-être aurais-je dû me laisser porter par le récit et arrêter de faire une fixette là-dessus. Peut-être suis-je trop terre-à-terre pour apprécier cette espèce de flou artistique… Celui-ci m’a vraiment troublée et je ne suis pas prête de l’oublier.

Cette longue chronique arrive (enfin) sur sa fin ! Pour résumer, j’ai trouvé ce roman assez intéressant dans le fond, bien que sur la forme, je n’ai pas accroché. Je le recommande uniquement à un public averti, car il est quand même assez difficile à saisir…

Une très bonne lecture

Si vous avez lu cette chronique jusqu’au bout, je vous en remercie 😉 Et vous, avez-vous déjà entendu parler de ce roman ? Vous tente-t-il ?

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13 réflexions sur “Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli

  1. Le mélange entre fiction et réalité est souvent déstabilisant surtout quand les frontières sont brouillés ou qu’on n’est pas assez calé pour arriver à démêler le vrai du faux. Du coup, si je me lance, les réflexions autour du pouvoir m’intéressant, je pense considérer le livre comme une oeuvre de fiction afin de ne pas être trop perturbée…

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