Proust, roman familial de Laure Murat

Résumé :

Toute mon adolescence, j’ai entendu parler des personnages d’À la recherche du temps perdu, persuadée qu’ils étaient des cousins que je n’avais pas encore rencontrés. À la maison, les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les bons mots entendus à table, sans solution de continuité entre fiction et réalité. Car le monde révolu où j’ai grandi était encore celui de Proust, qui avait connu mes arrière-grands-parents, dont les noms figurent dans son roman.

J’ai fini, vers l’âge de vingt ans, par lire la Recherche. Et là, ma vie à changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. Il me montrait à quel point l’aristocratie est un univers de formes vides. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m’offrait une méditation sur l’exil intérieur vécu par celles et ceux qui s’écartent des normes sociales et sexuelles.

Proust ne m’a pas seulement décillée sur mon milieu d’origine. Il m’a constituée comme sujet, lectrice active de ma propre vie, en me révélant le pouvoir d’émancipation de la littérature, qui est aussi un pouvoir de consolation et de réconciliation avec le Temps.

Ce que j’en pense :

J’ai découvert Proust pendant ma licence de Lettres modernes avec Du côté de chez Swann. Et je ne pense pas exagérer en disant que cette lecture fut une révélation. A l’époque, le Covid-19 avait imposé sa loi et nous maintenait enfermés chez nous. Je suivais bon gré mal gré les cours à distance et, coupée du monde, j’ai éprouvé un réel réconfort à suivre le narrateur dans sa vie mondaine.

On ne va pas se mentir : depuis ma licence, je n’ai pas avancé dans l’œuvre de Proust. Cependant, l’essai de Laure Murat, centré sur A la recherche du temps perdu, m’a semblé l’occasion idéale pour m’y plonger.

Un passage de ce livre fait particulièrement écho à mon vécu.

La chape de plomb imposée à partir de 2020 par la pandémie de Covid-19 n’a fait que confirmer l’extraordinaire faculté de l’art à remettre en circulation les électrons libres de l’imaginaire et à réenchanter un monde où le deuil et le confinement nous plongent dans l’abattement et l’apathie. Lire, relire Proust est une incitation permanente à survivre, et à vivre.

Avant de m’intéresser plus en profondeur à l’ouvrage de Laure Murat, je souhaite vous parler d’A la recherche du temps perdu. Je ne suis pas une grande spécialiste du sujet, mais peut-être cette chronique vous paraîtra-t-elle plus claire si je pose quelques bases.

Si vous lisez régulièrement mes chroniques, sans doute vous rappelez-vous mon article sur Le parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani. J’y évoquais justement Proust et sa vision de la littérature. Selon lui, l’art doit permettre de dévoiler la vérité nue, ce qu’il appelle les « essences précieuses ».

Pour cela, l’artiste doit se perdre au fond de lui-même. Tout se joue dans la fragmentation du Moi, l’affranchissement du temps et la mobilité. Cela vous semble sûrement très abstrait, mais par exemple le narrateur retrouve la mémoire en mangeant une madeleine. Cette expérience de la mémoire involontaire lui permet de se rapprocher de l’art véritable.

Laure Murat se fonde sur cet épisode connu de la littérature pour dire que « les choses, loin de mourir, étaient en nous, prêtes à ressusciter à tout instant ». On retrouve ici la fameuse référence au Temps retrouvé

Les articles et livres écrits sur l’œuvre de Proust foisonnent. Il est légitime de se demander ce qu’apporte en plus l’essai de Laure Murat. En somme, pourquoi lire cet ouvrage et pas un autre ?

Ce qui rend cet essai si enthousiasmant, c’est son aspect autobiographique. Laure Murat ne se contente pas d’analyser la Recherche, non : elle la met en perspective avec sa propre vie. En effet, l’autrice est issue d’une grande lignée. Comme elle l’explique dans son livre, elle se reconnaît dans les descriptions que Proust fait de l’aristocratie.

D’un point de vue purement factuel, ses arrière-grands-parents ont fréquenté l’écrivain. La fiction de la Recherche se mêle à la vérité historique ce qui est assez saisissant. La chercheuse va même plus loin en reconnaissant dans son père les figures de Swann et Charlus. Ces derniers sont, dans la Recherche, des amateurs d’art. Le père de Laure Murat en est un aussi, puisqu’il initie sa fille à la littérature…

Les références entre l’univers proustien et la réalité se multiplient, ce qui ajoute une plus-value originale au livre.

La lecture est cependant fastidieuse. La langue employée est, comme vous vous en doutez, très soutenue. Lire cet essai demande une grande capacité de concentration. Cela dit ce qui est intéressant, c’est la variété des sources mentionnées. Pour démontrer son propos Laure Murat s’appuie sur des extraits de la Recherche, des correspondances de Proust ou encore des archives historiques. Cet ouvrage se caractérise dès lors par sa richesse.

L’essayiste met d’ailleurs en avant la vacuité de l’aristocratie, son milieu d’origine, tout en se basant sur l’écrit de Proust. « A la recherche du temps perdu est la critique la plus cruelle et la plus subtile de l’aristocratie française à laquelle se soit jamais livrée la littérature », affirme-t-elle.

« Tenir et se maintenir ». Voilà deux mots qui, selon l’autrice, pourraient résumer à eux seuls l’aristocratie. Cette dernière est en déclin depuis la Première Guerre mondiale mais elle refuse de disparaître, comme mue d’une volonté propre.

Laure Murat est héritière de la noblesse d’Empire par son père et de la noblesse d’Ancien Régime par sa mère. Bien que diamétralement opposées, ces deux élites ont un point commun : elles relèvent de la représentation théâtrale.

L’experte emploie le champ lexical du théâtre afin de montrer comment les convenances sociales étouffent son milieu d’origine. Chaque personne est tenue de jouer un rôle ; l’expression « performance aristocratique » est utilisée. Laure Murat ne mâche pas ses mots et dans le chapitre « Rien, qui danse sur du vide », un passage m’a semblé très intéressant.

De mon enfance, dont j’ai peu de souvenirs nets, j’ai surtout gardé des sensations. Et celle qui domine toutes les autres est ce sentiment de l’implicite, de l’indiscernable, d’un impérieux silence entendu. C’est une atmosphère, où ce qui ne se dit pas et ce qui ne se voit pas comptent beaucoup plus que la parole ou le geste, toujours mesurés, comptés, théâtralisés.

A l’époque, Proust met déjà en lumière le décalage entre l’image que l’on se fait de l’aristocratie, à savoir la délicatesse et la prévenance, et la vulgarité dont elle fait réellement preuve.

Laure Murat prend comme exemple l’annonce de la mort imminente de Swann aux Guermantes dans la Recherche. Swann prévient le duc et la duchesse de Guermantes qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre. Le couple ne sait comment se comporter et enchaîne les idioties. Le duc se plaint entre autres de « mourir de faim »… L’extrait en question est disponible ici si cela vous intéresse !

Laure Murat met de ce fait en parallèle l’aristocratie fantasmée avec « la trivialité des convenances sociales ». A travers son analyse, elle montre comment Proust démystifie l’élite.

Il s’agit donc bien pour Proust d’exploiter par tous les moyens la mise en perspective de la mondanité et de la mort, mise au service d’un lent éreintement de l’aristocratie, dont la Recherche constitue en quelque sorte l’incomparable tombeau.

Proust est homosexuel. Et c’est pour cette raison que Laure Murat se reconnaît tant dans ses écrits : elle est elle-même lesbienne. Elle finit par l’annoncer à sa mère, qui se décompose sur place. Dans un milieu aseptisé, où il faut donner la meilleure image de soi, être homosexuelle est une maladie. « J’accomplissais l’inconcevable. Je brisais le code », nous précise Laure Murat.

Cette révélation cause une rupture des liens avec sa famille. L’essayiste ne s’en offusque pas et tente plutôt de comprendre sa relation passée avec sa mère. Celle-ci a toujours été absente, fuyante. Elle évitait les conversations avec sa fille et n’avait aucun geste d’affection. L’autrice parle d’une « non-relation » entre elle et sa génitrice.

Les faits sont exposés de manière pragmatique et ils m’ont révoltée. La chercheuse ne tombe pas dans l’émotion avec son ouvrage. Pourtant j’ai quand même ressenti une pointe de tristesse en lisant les passages liées à sa mère. Et j’ai mieux compris en quoi Proust constitue un modèle et une voie d’émancipation pour elle.

Si vous voulez en savoir plus sur cette « non-relation », je vous invite à lire cet article du Monde qui met en avant les « quinze ans de silence absolu » entre les deux femmes (attention, l’article est réservé aux abonnés).

Laure Murat revisite ici l’œuvre de Proust de manière stupéfiante. L’essai n’est pas des plus simples à lire mais si le sujet vous intéresse, je vous le recommande.

Ce livre vous fait-il envie ?

20 réflexions sur “Proust, roman familial de Laure Murat

    • C’est peut-être l’occasion de découvrir Proust, justement ? 😉 Plus sérieusement c’est tout à ton honneur. Même si tu souhaites en savoir plus sur « La recherche », cet ouvrage n’est peut-être pas le meilleur pour débuter.

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  1. Fastidieuse, cette lecture ? Non, vraiment pas. Trop mouvementée pour ne pas être suivie avec passion. On passe d’une tragédie à une autre, du roman de Proust à l’histoire de sa famille et à son autobiographie personnelle tout aussi dramatique et qui serre le cœur, le tout servi par des notes, des extraits de correspondance et des citations imparables , drôles, épouvantables. Son écriture est exacte, souple, plaisante. A-t-elle raison dans cet éreintement complet de l’aristocratie ? Je ne sais. Elle oblige à réfléchir de façon magistrale. Merci à elle !

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    • Je disais « fastidieuse » dans le sens où la lecture est complexe et demande de la réflexion 🙂 Mais je suis d’accord avec ce que tu dis, les épisodes sont vraiment bien agencés les uns par rapport aux autres. Quoiqu’il en soit je suis ravie que tu aies adoré ce livre !

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  2. Je n’ai jamais lu Proust, ni durant mes études, ni de mon propre chef. En faite, je suis assez mauvais élève concernant les classiques, surtout depuis que j’ai quitté l’école. 🫣 Du coup, même en ayant posé les bases dans ta chronique, j’avoue me sentir vraiment loin de mes habitudes littéraire avec ce livre, surtout si la lecture est fastidieuse dû au langage. Ça paraît un peu simpliste ce que je vais dire mais en général, j’aspire à une certaine liberté imaginaire quand j’ouvre un livre. Du coup, je vais passer mon tour pour celui-ci. Mais je suis contente de voir que tu as passé un excellent moment en sa compagnie. 🙂

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