Le parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani

Résumé :

Comme un écrivain qui pense que « toute audace véritable vient de l’intérieur », Leïla Slimani n’aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d’une nuit blanche à la pointe de la Douane, à Venise, dans des collections d’art qui ne lui parlent guère ?

Autour de cette « impossibilité » d’un livre, avec un art subtil de digresser, Leïla Slimani nous parle d’elle, de l’enfermement, du mouvement, du voyage, de l’intimité, de l’identité, de l’entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe, comme Venise à la pointe de la Douane, comme la cité sur pilotis vouée à la destruction et à la beauté, s’enrichissant et empruntant, silencieuse et raconteuse à la fois.

Une confession discrète, pudique, qui n’appuie jamais, légère, grave, toujours à sa juste place : « Écrire, c’est jouer avec le silence, c’est dire, de manière détournée, des secrets indicibles dans la vie réelle. »

Ce que j’en pense :

Sa vision du monde, son adolescence au Maroc, ses relations à l’art et à l’écriture. C’est ce que nous raconte, de fil en aiguille, Leïla Slimani. L’auteure franco-marocaine a passé une nuit à la pointe de la Douane, parmi les œuvres d’art.

Celles-ci ont longtemps été hors de sa portée, faisant partie d’un monde à part, cultivé et bourgeois. Pourtant c’est au cœur même de cet univers qu’elle se trouve enfermée l’espace d’une nuit. Lors de ses déambulations, elle nous partage ses réflexions sur l’écriture.

Cet essai se caractérise, selon moi, par sa dualité. L’auteure met en perspective l’enfermement et la liberté, la présence et l’absence, le jour et la nuit. Ces oppositions qui fondent le récit sont assorties d’une plume magnifique et touchante. J’ai savouré ma lecture de la première à la dernière ligne.

Leïla Slimani l’affirme d’emblée : l’écriture est un renoncement, une contrainte. Pour écrire, il faut s’isoler et accepter de décevoir. Il faut s’enfermer à double tour et mener un travail d’introspection.

Sa vision de l’écriture, très austère, me fait tout de suite penser à celle de Marcel Proust. Ce grand écrivain du XIXème siècle estimait que le véritable artiste est celui qui « ferme les volets » et tourne le dos à la société mondaine.

Dans Du côté de chez Swann de Proust, le narrateur garde un souvenir précis de son enfance. « Je restais seul à rêver un peu à l’écart », nous confie-t-il. Selon Proust, cette attitude est celle d’un auteur légitime. Il considère que l’écriture est une plongée au cœur de soi-même. La nuit, ainsi que le sommeil et les rêves qui l’accompagnent, est alors propice à la création.

L’obscurité serait ainsi synonyme de recentrement sur soi et de liberté, loin de la lumière du jour. On retrouve cette idée chez Leïla Slimani, dont le titre évoque justement la nuit. On comprend par ailleurs que l’auteure a une vie intérieure extrêmement riche. Et elle est très impliquée dans son travail.

Je voudrais me retirer du monde. Entrer dans mon roman comme on entre dans les ordres. Faire vœu de silence, de modestie, d’entière soumission à mon travail. Je voudrais n’être dévouée qu’aux mots, oublier tout ce qui fait la vie quotidienne, n’avoir à me préoccuper de rien d’autre que du destin de mes personnages.

L’écriture suppose ainsi de s’éloigner des autres, ce qui peut être considéré comme une entrave. Cependant, elle permet aussi de réinventer la réalité. C’est là que se trouve, selon l’essayiste, l’émancipation.

Mettre des mots sur le silence, défier l’amnésie. La littérature ne sert pas à restituer le réel mais à combler les vides, les lacunes. On exhume et en même temps on crée une réalité autre. On n’invente pas, on imagine, on donne corps à une vision, qu’on construit bout à bout, avec des morceaux de souvenirs et d’éternelles obsessions.

Cette création d’ « une réalité autre », Proust la conçoit comme le but ultime de l’artiste. Celui-ci doit transfigurer la réalité, la recomposer. Et, encore une fois, cette manière d’envisager l’écriture rejoint en partie celle de Leïla Slimani.

L’enfermement s’oppose à la liberté mais également à l’extérieur. Le dedans et le dehors sont ainsi deux thématiques soulevées dans ce texte.

Le dehors et le dedans, la présence et l’absence, le passé et le présent. Toutes ces notions sont liées les unes aux autres par une seule et même personne : le papa de Leïla Slimani. Cette dernière nous explique que son obsession pour l’enfermement, sa volonté de rester confinée dans un musée pendant une nuit, vient de lui.

Si vous avez écouté le podcast Femmes puissantes de Léa Salamé, vous savez sûrement que le père de l’auteure a été incarcéré à tort pour corruption. Il a passé quelques mois en prison puis il est tombé malade et est décédé. Il a seulement été innocenté après sa mort.

Cette épisode a beaucoup marqué sa fille, qui trouve dans l’écriture un moyen de « réparer » les injustices. Apprendre à connaître ce père qui reste un étranger pour elle, avec lequel elle n’a pas eu beaucoup d’échanges, est bouleversant. A la lumière de cet événement malheureux, l’ensemble de son œuvre fait sens.

Je me suis souvent vue comme l’avocate de mes personnages. Comme celle qui n’est pas là pour juger, pour enfermer dans des boîtes mais pour raconter l’histoire de chacun. Pour défendre l’idée que même les monstres, mêmes les coupables ont une histoire. Lorsque j’écris, je suis habitée par le désir d’œuvrer au salut de mes personnages, de protéger leur dignité. La littérature, à mes yeux, c’est la présemption d’innocence.

Cet extrait montre ainsi comment l’expérience de son géniteur influence sa manière d’écrire. Pour moi ce passage évoque très clairement Chanson douce. Dans ce roman l’auteure commence par une scène choc : deux enfants sont retrouvés en sang dans la salle de bain, sous l’œil attentif de leur nounou.

La narratrice raconte alors la descente aux enfers de la famille et comment la nounou a pu assassiner les enfants dont elle avait la charge. Elle ne justifie pas le crime commis mais l’explique. Et en lisant les quelques lignes ci-dessus, le personnage de la nourrice m’est venu à l’esprit.

J’ai de surcroît adoré les clins d’œil à l’œuvre de l’auteure. Au moment où elle passe la nuit dans le musée vénitien, Leïla Slimani est en train d’écrire sa saga familiale Le pays des autres. Elle nous fait alors part de ses pensées, de ses difficultés et c’est fascinant d’avoir accès à une toute petite part du processus de création.

De manière plus large, ce livre se veut une réflexion sur la claustration qui permet certes d’écrire mais qui est également un trait de caractère. L’essayiste aime la solitude, le silence. Cela m’a indéniablement renvoyé à moi-même. Le monde extérieur l’effraie, suscite des angoisses inopinées et la pousse dans ses retranchements. Elle préfère rester cloîtrée dans son petit bureau et écrire. Car, après tout, « écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde. »

Dans Le parfum des fleurs la nuit, on n’échappe pas à la question des origines. Comme évoqué en début de chronique, Leïla Slimani est franco-marocaine. Elle nous relate son adolescence au Maroc et son rapport à Dieu. Et ce qui ressort de cet essai, c’est la difficulté d’avoir une double identité.

Au Maroc, je suis trop occidentale, trop francophone, trop athée. En France, je n’échappe pas à la question des origines […] Quand on a plusieurs pays, plusieurs cultures, cela peut conduire à une certaine confusion. On est d’ici et puis d’ailleurs.

Son écartèlement entre deux cultures différentes est symbolisée par la ville de Venise. Une ville sur terre mais qui a les pieds dans l’eau. Une ville qui est aussi au carrefour entre l’Orient et l’Occident. Cette métaphore m’a charmée et convaincue. Découvrir Venise autrement, avec sa place Saint-Marc et la pointe de la Douane est presque magique.

Ce court essai philosophique est ainsi un coup de cœur intersidéral. En me relisant, je me rends compte que je vous livre plus une analyse personnelle qu’un véritable avis. J’espère néanmoins vous avoir donné envie de découvrir ce livre et/ou la plume de Leïla Slimani. D’ailleurs, je vous conseille de lire cet ouvrage seulement si vous connaissez déjà un peu l’œuvre de l’auteure : l’expérience n’en sera que plus enrichissante.

Pour terminer cet article, je vous laisse avec cette jolie citation pleine de véracité et de sincérité 🙂

L’écriture est l’expérience d’un continuel échec, d’une frustration indépassable, d’une impossibilité. Et pourtant, on continue. Et on écrit. 

Je vous remercie d’avoir lu cette longue chronique jusqu’au bout. Avez-vous déjà lu des romans de cette auteure ?

24 réflexions sur “Le parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani

    • Chanson douce ne m’a pas non plus convaincue. J’ai trouvé que l’histoire s’essoufflait vers la fin, que le rythme n’était pas tenu… Mais cela restait superbement écrit. Quant à La maison de l’ogre, je ne l’ai pas lu mais ce n’est qu’une question de temps 😉 Je te remercie pour ton retour et espère que tu poursuivras ta découverte de cette auteure.

      J’aime

  1. Je ne connais pas l’auteure de cet essai mais je trouve ton analyse très intéressante, on sent que c’estvun texte très personnel et qu’il t’a touché. J’aime beaucoup cette citation : « écrire c’est découvrir la liberté de s’inventer soi-même et d’inventer le monde. » Je la trouve belle et juste. 🙂

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    • Chanson douce m’avait laissée un peu sceptique, peut-être que si je l’avais lu plus tard j’aurais plus apprécié ? Je suis néanmoins contente d’avoir découvert l’auteure avec ce livre.
      Et vous êtes maintenant deux à me dire que vous avez aimé Dans le jardin de l’ogre. Cela réveille ma curiosité 😉 C’est un livre à consonance érotique, c’est ça ? J’ai l’impression que ce livre-là est peu médiatisé par rapport aux autres…

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